Position du Conseil d’État
La position que va prendre le Conseil d’État en appel de l’ordonnance de référé laïcité, rendue par le tribunal administratif de Grenoble à propos de l’autorisation du port du burkini dans les piscines, est attendue avec le plus grand intérêt. Car ce sujet est loin d’être mineur. Mais si l’on retrace l’histoire de la poussée de l’islamisme politique en France, on ne peut que constater le rôle majeur qu’a joué le Conseil d’État avec des décisions clés pour permettre une telle progression.
La première décision date de la fin des années 70, avec la validation du paiement des indemnités de sécurité sociale à des femmes issues de familles polygames. Ainsi indirectement, la polygamie était reconnue et admise dans la société française puisque la deuxième, la troisième et la quatrième épouse pouvaient recevoir des prestations sociales.
La seconde décision est le fameux avis rendu en 1989, à la demande de Lionel Jospin, sur le foulard de Creil. Cet avis très laxiste, qui n’était pas un arrêt, a été le signal du développement massif du foulard à l’école jusqu’à ce que, après l’avis rendu par la commission Stasi – qui avait changé d’avis sur le sujet -, la loi de 2004 vienne interdire le voile à l’école.
La troisième décision, un avis du 23 décembre 2013 (non publié), est celle rendue par le Conseil d’État à propos des mères voilées accompagnant les sorties scolaires. Le Conseil d’État avait alors estimé que la neutralité du service public ne s’appliquait pas à ces mères et, de manière plus générale, aux usagers du service public.
Et enfin, l’ordonnance du 26 août 2016 à propos du port du burkini à la plage où le Conseil d’État, appliquant la jurisprudence Benjamin, avait jugé que l’interdiction du burkini ne pouvait être décidée par une délibération du conseil municipal que si son port pouvait susciter des troubles réels à l’ordre public. A contrario, un arrêté d’interdiction avait été admis sur la commune de Sisco où des bagarres avaient éclaté entre différentes communautés.
En résumé, le Conseil d’État s’est toujours placé sous l’angle de la police administrative et du principe parfaitement légitime selon lequel il ne peut être porté atteinte à une liberté publique que de manière proportionnelle et à la condition qu’il y ait une atteinte à l’ordre public.
Malheureusement, le sujet du burkini pose des questions beaucoup plus larges que celles-là.
Tout d’abord, le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes. Sur ce principe majeur, il faut se référer à une décision du Conseil constitutionnel du 16 mai 2013, affirmant que le législateur peut adopter des dispositions « incitatives ou contraignantes » pour assurer la mise en œuvre du principe d’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives. Si le sujet n’est pas celui-là, il n’en demeure pas moins que le principe de non-discrimination entre les femmes et le refus de voir les femmes assignées dans un rôle social sexué est affirmé clairement.
La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a elle aussi affirmé un certain nombre de principes. Ainsi, dans l’arrêt Refah partisi contre Turquie du 13 février 2003, la CEDH avait admis le principe de limitation de la liberté de manifester sa religion, si cette liberté porte atteinte aux droits des tiers ou à l’ordre public. Et dans un arrêt Ossmanoglu contre Suisse du 10 janvier 2017, la CEDH avait eu l’occasion de se prononcer sur la question du Burkini. Dans cet arrêt, il s’agissait d’un refus de parents d’envoyer leur fille au cours de natation, et exigeaient une dérogation.. En l’espèce, la loi suisse permettait des dispenses de cours de natation et considérait que les filles et les garçons suivaient de manière séparée les cours d’éducation physique et les cours de natation. Dans son arrêt, la cour considérait que la mesure litigieuse était fondée sur une base légale suffisante, que le but était légitime puisque « la mesure litigieuse avait pour but l’intégration des enfants étrangers de différentes cultures et religions, ainsi que le bon déroulement de l’enseignement, le respect de la scolarité obligatoire et l’égalité entre les sexes ». Dans ces conditions, le refus de dispenser les filles des requérants des cours de natation obligatoire poursuivait un but légitime au sens de l’article 9 paragraphe deux de la convention. Enfin, sur la question de la nécessité dans une vie démocratique, la Cour rappelle que « la liberté de pensée, de conscience et de religion représente une des assises dans une société démocratique et qu’elle implique le droit de manifester sa religion individuellement et en privé ou de manière collective en public et dans le cercle des personnes qui partagent cette foi. Toutefois, l’article 9 ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction et ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée ou inspirée par sa religion ou ses convictions » (affaire Layla Sayin contre Turquie numéro 44 774 /98).
Pour délimiter l’ampleur de la marge d’appréciation « la Cour doit tenir compte de l’enjeu, à savoir la nécessité de l’intérêt d’un véritable pluralisme religieux vital pour la survie d’une société démocratique…La cour peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des Etats parties à la convention). Dans l’espèce, la cour a jugé qu’en faisant primer l’obligation pour les enfants de suivre intégralement leur scolarité et la réussite de leur intégration sur l’intérêt privé des requérants d’obtenir pour leurs filles une dispense des cours de natation mixte pour des raisons religieuses, les autorités internes n’ont pas outrepassé la marge d’appréciation considérable dont elles jouissent ».
Ces principes pourraient largement être utilisés ici pour valider la position prise par le tribunal administratif en affirmant la neutralité de l’espace public. En l’espèce, la loi du 24 août 2021 qui introduit le référé laïcité dans notre droit à l’article L 21 31 – 6 du code général des collectivités territoriales sous la forme suivante : « lorsque l’acte attaqué est de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle, ou à porter gravement atteinte au principe de laïcité de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet prononce la suspension dans les 48 heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’État dans la quinzaine de la notification. En ce cas le président de la section du contentieux du Conseil d’État ou un conseiller délégué à cet effet statue dans un délai de 48 heures ». C’est sur le principe de neutralité que s’est fondé le tribunal administratif de Grenoble. Précédemment, dans l’ordonnance qu’avait rendue le juge des référés du tribunal administratif de Nice le 22 août 2016 à propos de l’interdiction du Burkini, le juge avait reconnu que si les principes de la liberté de manifester ses convictions religieuses et de la liberté de se vêtir étaient indéniables, l’interdiction faite de porter le Burkini à la plage était proportionnée dans la mesure où cette tenue était inappropriée pour exprimer des convictions religieuses, de nature à exacerber les tensions. Le juge avait alors affirmé que « le fondamentalisme islamiste prône une pratique radicale de la religion incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française et le principe d’égalité des sexes. C’est ce que le Conseil d’État avait alors sanctionné.
En l’espèce, il paraît aujourd’hui indispensable que le Conseil d’État se range sur les positions beaucoup plus nuancées de la CEDH et du Conseil constitutionnel.
Certes, la défense des libertés publiques individuelles est indispensable mais la jurisprudence abondante du Conseil d’État dans les affaires de référé covid a montré abondamment que ce critère n’était pas toujours dirimant.
Le principe de l’égalité des hommes et des femmes, le refus de voir affirmer dans l’espace public une pratique discriminante et traduisant la soumission des femmes, voire le principe de dignité qui a conduit précédemment le Conseil d’Etat à interdire le lancer de nains (27 octobre 1995 Commune de Morsang sur orge),la volonté de rappeler que la neutralité de l’espace public est la condition de la liberté pour tous et non pas pour quelques-uns, sont suffisamment essentiels au maintien d’un minimum de cohésion de la société pour que le Conseil d’État fasse évoluer sa jurisprudence. La validation de la décision du maire de Grenoble, réclamée par des associations islamistes fondamentalistes, serait un encouragement supplémentaire au développement du communautarisme qui vise à saper les bases du consensus républicain.
Corinne LEPAGE