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[La construction de nouveaux réacteurs EPR ne peut en aucune manière disposer d’un régime dérogatoire – Par Corinne Lepage]

Avec la présentation d’un projet de loi consacré au nucléaire afin d’accélérer la construction de nouveaux réacteurs EPR, l’Etat choisi le système dérogatoire au risque de ne pas être conforme au droit communautaire. Analyse.

Publié le 27/09/2022 sur le site d’Actu-environnement 

Le gouvernement a présenté ce mardi 27 septembre un projet de loi visant à accélérer la construction de nouveaux réacteurs nucléaires de type EPR. À supposer qu’EDF ait la capacité technique de les réaliser – ce qui est loin d’être démontré – ces constructions ne peuvent en aucune manière disposer d’un régime dérogatoire comme le prévoit ce projet de loi. Cela ne serait pas conforme à la Constitution ni au droit communautaire.

Le projet de loi court-circuite le débat public

Tout d’abord, la Charte de l’environnement impose le principe de participation et le Conseil constitutionnel n’a pas hésité au cours des dernières années à en affirmer l’importance. En conséquence, la tenue d’un débat public est un impératif comme l’a rappelé du reste la présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP). Ce débat devrait avoir lieu à la fin du mois d’octobre pour s’achever fin février 2023. Dès lors, comment voter un tel texte sans considérer a priori que le débat public n’a aucun intérêt puisque quel qu’en soit le résultat, la construction de 6 voire 12 nouveaux réacteurs aura lieu dans des conditions dérogatoires. C’est l’affirmation d’un mépris total à l’égard de cette procédure de concertation, ce qui n’est pas sans rappeler le débat public qui s’était déroulé à propos de Flamanville en 2007 après que le parlement a voté une loi autorisant cet EPR.

Dans la même veine, c’est-à-dire celle de ne pas considérer les mécanismes de participation du public, la mise en compatibilité des documents d’urbanisme ne sera pas soumise à enquête publique (article 2) et surtout, les travaux de construction pourront être réalisés sans que l’autorisation de création et l’enquête publique préalable ne soient effectuées. Dès lors, à quoi bon continuer une procédure concernant des travaux déjà réalisés si ce n’est valider une approche totalement fictive de ladite procédure.

Le principe de précaution en question

De plus, les principes contenus dans la charte et en particulier la prise en compte des générations futures – dont le conseil constitutionnel a récemment affirmé la valeur constitutionnelle – et le principe de précaution sont fortement interpellés par ces réalisations. En effet, outre le fait que la question des déchets n’est toujours pas réglée et que rien ne prouve du reste que les obligations mises à la charge de l’industrie nucléaire pour pouvoir construire de nouveaux réacteurs inscrits dans la taxonomie de transition pourront être satisfaites, les transformations contemporaines posent la question du nucléaire sous un angle nouveau.

D’une part, la guerre en Ukraine et les menaces qui pèsent sur les centrales nucléaires ukrainiennes témoignent de ce que ces installations deviennent des cibles militaires avec tout le risque qui s’y attache. C’est particulièrement vrai des piscines de refroidissement qui ne sont pas protégées et dont la destruction pourrait entraîner une réaction en chaîne catastrophique.

D’autre part, l’assèchement des rivières et les phénomènes de sécheresse créent une véritable difficulté pour les centrales dites humides qui non seulement ont un impact insupportable pour la biodiversité mais de surcroît sont menacés de devoir s’arrêter faute d’une arrivée suffisante d’eau pour le refroidissement. Quant aux centrales situées en bord de mer, elles sont évidemment menacées par l’érosion d’une part, les risques de submersion d’autre part. Pour ces raisons, le rapport coûts/avantages change et en toute hypothèse, des études approfondies accompagnées d’un débat qui ne l’est pas moins sont indispensables. Or, comme par extraordinaire, le projet de loi supprime toutes les dispositions relatives à la protection du littoral et en particulier toutes les dispositions concernant les espèces et espaces protégés… Rien que cela.

Un financement incertain

Au niveau communautaire, la situation est encore plus problématique. Sans doute, le règlement délégué du 15 juillet 2022 a-t-il intégré le gaz et le nucléaire dans la taxonomie au courant des activités de transition. Mais, d’une part « activité de transition » ne signifie pas « activité durable » et par voie de conséquence, les règles susceptibles d’être appliquées aux activités durables ne sont pas transposables aux activités de transition. D’autre part, et surtout, ce texte est attaqué devant le tribunal de l’Union européenne et n’est donc pas définitif. Cela signifie très clairement que la France court un risque financier majeur dans le financement de ces installations dans l’hypothèse où le règlement serait annulé. De plus, la Cour de justice de l’union européenne (CJUE) a eu l’occasion à propos de la centrale de Doel en Belgique de rappeler que le prolongement de la durée de vie des centrales nucléaires, et donc a fortiori la construction de nouveaux réacteurs, était subordonnée au respect des règles concernant la biodiversité, les études d’impact et de manière générale les protections environnementales.

En conséquence, vouloir s’abstraire de ces règles viole de manière évidente le droit communautaire comme il viole le droit interne. Le fait de vouloir by-passer la nécessité de justifier d’une raison impérative d’intérêt public majeur est en contradiction totale avec l’importance de l’eau et/ou de la biodiversité, ce que fait le texte pourtant à l’article cinq puisque automatiquement tous les projets seront réputés avoir répondu à cette raison alors que la démonstration de cette raison exige une étude d’impact préalable.

Un enjeu de décarbonation non résolu

Ce texte, présenté à la dernière minute, en catimini, ce qui traduit évidemment la gêne du gouvernement fasse un texte manifestement inacceptable, s’inscrit dans la propagande faite depuis des mois en faveur du nucléaire alors que c’est précisément notre dépendance au nucléaire qui nous met dans l’état de difficulté dans lequel nous sommes, beaucoup plus que la guerre en Ukraine . Cette propagande ne peut effacer l’incapacité d’EDF à terminer Flamanville, à avancer les délais prévus à Hinckley Point, à résoudre les défaillances d’un des deux réacteurs chinois.

Elle ne peut davantage effacer tous les problèmes de corrosion rencontrés par nos centrales et leur indisponibilité ramenant la production du parc nucléaire à 50 % aujourd’hui peut-être un peu mieux en 2023 et 2024 mais sans que la production antérieure ne puisse jamais être retrouvée. Dans ces conditions, les milliards d’euros consacrés à la filière nucléaire au détriment des filières renouvelables et l’efficacité énergétique pour la bonne et simple raison que nous n’avons pas les moyens de tous les investissements en même temps, risquent de ne résoudre en rien notre équation de décarbonation. Nous sommes largement déficitaires en termes de production aujourd’hui et notre capacité à disposer de réacteurs à raison de deux paires tous les trois ou cinq ans à partir de 2035 est plus que problématique. C’est la raison pour laquelle la France a droit à un vrai débat dont elle ne peut être privée.

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Corinne LEPAGE, Avocate fondatrice du cabinet Huglo Lepage Avocats et ancienne ministre de l’Environnement