Le sujet de la taxonomie est présenté comme un sujet politique ; c’est avant tout un sujet juridique. En effet, les règles de la taxonomie ont été fixées de manière claire et précise.
La question posée dans le présent propos est donc celle de savoir si l’énergie nucléaire répond ou non aux critères définis par le règlement et les actes dérivés pour les activités de transition tant en ce qui concerne les critères positifs qu’en ce qui concerne l’impact négatif sur les 5 autres objectifs de la durabilité.
1 – Le sujet est devenu éminemment politique ce qui est très regrettable car en réalité il s’agit bien d’un débat juridique. Au regard de la définition des investissements durables telle qu’elle figure dans le règlement (UE) 2020/852 du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2020 1, peut-on considérer que l’investissement dans le nucléaire entre bien dans la catégorie de ce type d’investissement ?
2 – On écartera d’emblée la question de savoir si l’air entre dans la catégorie des investissements durables stricto sensu pour se concentrer sur la question de savoir s’ils entrent dans la catégorie à l’article 10.2 qui visent, dans le domaine du changement climatique, les activités de transition.
- Rappel des définitions
3 – Il convient de rappeler que la mise en place de la taxonomie européenne, dans le cadre des accords de Paris, vise à la réalisation des différents règlements touchant aux objectifs climatiques, à la réduction de la pollution, à la protection de la restauration de la biodiversité, vise à faire comprendre aux investisseurs si les activités dans lesquelles ils investissent concours à la réalisation d’objectifs environnementaux ou non, et ce pour encourager l’établissement de critères de durabilité environnementale des activités économiques et lever les obstacles au bon fonctionnement du marché intérieur. La taxonomie est donc à la fois un système d’obligation d’information et de précision de critères environnementaux.
Ces objectifs environnementaux ont été retenus ;à savoir l’atténuation du changement climatique, l’adaptation au changement climatique, l’utilisation durable et la protection des ressources aquatiques et marines, la transition vers une économie circulaire, la prévention et la réduction de la pollution et des nuisances, et enfin la protection de la restauration de la biodiversité des écosystèmes.
Le règlement vise à établir pour chaque objectif environnemental des critères uniformes permettant de déterminer si les activités économiques contribuent de manière substantielle à la réalisation de l’objectif concerné. Mais, et c’est la grande innovation de la taxonomie, il ne s’agit pas seulement de s’intégrer dans un des 6 objectifs ; il s’agit également de ne pas causer de préjudice important aux autres objectifs environnementaux énoncés dans les règlements.
4 – L’article 10 précise ce qu’il faut entendre par contribution substantielle à l’atténuation du changement climatique. Deux catégories d’activités sont divisées en deux.
5 – La première catégorie précisée à l’article 10.1 vise les activités économiques vertes c’est-à-dire les énergies renouvelables, les puits de carbone et l’efficacité énergétique.
6 – La seconde catégorie vise les activités de transition. Elle est ainsi précisée :
« aux fins du paragraphe 1, une activité économique pour laquelle il n’existe pas de solution de remplacement sobre en carbone réalisable sur le plan technologique et économique est considéré comme apportant une contribution substantielle à l’atténuation du changement climatique lorsqu’elle favorise la transition
vers une économie neutre pour le climat compatible avec un profil d’évolution visant à limiter l’augmentation de la température à 1°5 par rapport au niveau pré-industriel y compris en supprimant progressivement les émissions de gaz à effet de serre en particulier les émissions provenant de combustibles fossiles solides et lorsque cette activité
a) présente les niveaux d’émissions de gaz à effet de serre qui correspondent aux meilleures performances du secteur de l’industrie
b) n’entrave pas le développement et le déploiement de solutions de remplacement sobres en carbone et
c) n’entraîne pas un verrouillage des actifs à forte intensité carbone contenue de la durée de vie économique de ses actifs. ».
7 – Des actes délégués sont prévus pour établir les critères d’examen technique et pour établir pour chaque catégorie de chaque objectif environnemental pertinent les critères pour vérifier qu’ils ne causent pas un préjudice important à un ou plusieurs de ces objectifs.
8 – C’est évidemment dans cette deuxième catégorie que se pose la question de l’investissement dans l’énergie nucléaire car la question de savoir s’il s’agit ou non d’une énergie renouvelable ne peut pas se poser. On ne peut pas dire que le blanc est noir et vice versa.
9 – Le règlement délégué a été publié le 9 décembre 2020 en réservant la question du nucléaire. Et, c’est ce règlement qui serait modifié pour introduire l’énergie nucléaire. Cependant, ce premier texte fixe les règles techniques pour permettre d’entrer dans cette catégorie. Le règlement délégué (UE) 2021/2139 de la Commission du 4 juin 2021 précise dans le considérant numéro 13 :
« Les activités économiques transitoires, telles que visées à Études peuvent pas encore être remplacées par des alternatives sobres en carbone qui soient réalisables sur les plans technologique et économique,
mais elles favorisent la transition vers une économie neutre pour le climat. Elles peuvent jouer un rôle crucial dans l’atténuation du changement climatique en réduisant considérablement leur empreinte carbone, actuellement élevée, notamment en contribuant à l’élimination progressive de la dépendance à l’égard des combustibles fossiles. Il conviendrait donc d’établir des critères d’examen technique pour ces activités économiques pour lesquelles il n’existe pas encore d’alternatives viables à intensité de carbone quasi-nulle, ou pour lesquelles de telles alternatives existent mais ne sont pas encore déployables à grande échelle, et qui ont le plus fort potentiel de réduction significative des émissions de gaz à effet de serre. Il y aurait lieu de veiller à ce qu’une activité conforme à ces critères d’examen technique respecte les garanties prévues à l’article 10, paragraphe 2, du règlement (UE) 2020/852 et, en particulier, qu’elle présente des niveaux d’émission de gaz à effet de serre qui correspondent aux meilleures performances du secteur ou de l’industrie, n’entrave pas la mise au point ni le déploiement de solutions de remplacement sobres en carbone et n’entraîne pas un verrouillage des actifs à forte intensité decarbone. ».
10 – Le considérant 38 précise encore :
« Les limites juridiques définies par l’article 10, paragraphe 2, du règlement (UE) 2020/852 pour les activités transitoires imposent des contraintes aux activités fortement émettrices de gaz à effet de serre mais offrant un fort potentiel de réduction de ces émissions. Il conviendrait de considérer que ces activités transitoires contribuent substantiellement à l’atténuation du changement climatique
lorsqu’il n’existe pas de solution de remplacement sobre en carbone réalisable sur le plan technologique et économique et que lesdites activités sont compatibles avec un profil d’évolution visant à limiter l’augmentation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, ont des performances correspondant aux meilleures performances du secteur ou de l’industrie, n’entravent pas le développement ni le déploiement de solutions de remplacement sobres en carbone et n’entraînent pas le verrouillage d’actifs à forte intensité de carbone. ».
- Application
11 – Au regard de ce qui précède peut-on considérer que l’énergie nucléaire est susceptible d’être classée dans la catégorie des industries en transition ?
Et, dans l’hypothèse où la réponse est positive, l’impact négatif sur les autres objectifs de l’investissement durable est-il de nature à lui faire perdre cette qualification ?
A – Les critères généraux
12 – L’énergie nucléaire est faiblement émettrice de gaz à effet de serre et à ce titre, elle pourrait théoriquement entrer dans la catégorie des énergies de transition. Mais, cette affirmation se heurte immédiatement à un premier obstacle. Pour pouvoir en effet être classé dans cette catégorie, encore faut-il qu’« il n’existe pas encore d’alternatives viables à intensité de carbone quasi-nulle, ou pour lesquelles de telles alternatives existent mais ne sont pas encore déployables à grande échelle ». Tel n’est évidemment pas le cas.
Il existe, en effet, des énergies renouvelables dont le niveau a déjà atteint plus de 50 %de l’électricité dans un certain nombre de pays européens et qui de toute façon représenteront entre 80 et 90%de l’électricité à l’horizon 2050. Il n’est donc pas possible de soutenir qu’il n’existe pas d’alternative viable ou que celle-ci ne serait pas déployable à grande échelle ; c’est inexact. Ce premier critère ne peut pas donc être considéré comme rempli. En second lieu, un autre critère paraît également dirimant. Il faut en effet que la solution n’entrave pas des solutions de remplacement sobre en carbone. Or, il est facile de constater que les investissements massifs même s’ils sont très insuffisants dans la filière nucléaire depuis 10 ans ont bloqué le développement des énergies renouvelables en France à telle enseigne que notre pays se trouve aujourd’hui dans un retard abyssal et que la CRE, elle-même, a été obligée de reconnaître qu’il était impératif de développer massivement les énergies renouvelables pour essayer de rattraper le retard. Or, le coût massif du nucléaire qui exige aujourd’hui à la fois des investissements sur les centrales existantes dont certaines sont dans un état très préoccupant (ce qui explique le nombre de centrales en arrêt) et des coûts prohibitifs sur la filière EPR (rappelons les 19 milliards de Flamanville) ne peut qu’entraver l’investissement massif sur le renouvelable. Enfin, il est très difficile d’admettre comme transitoires des installations dont les mises en service pourraient se faire entre 2040 et 2050, et qui seraient programmées pour durer jusqu’au début du XXIIe siècle. Cela n’a rien de transitoire et c’est probablement beaucoup plus définitif que les installations renouvelables qui restent évidemment comme prioritaires puisque parfaitement durables au sens communautaire du terme.
B- Les critères complémentaires
13 – Même dans l’hypothèse où une réponse positive pourrait être apportée au premier. La condition tirée du fait de ne pas porter atteinte aux autres objectifs en présence ne pourrait être considérée comme satisfaite.
14 – L’acte délégué publié le 9 décembre 2021 contient 5 appendices concernant les effets négatifs sur les 5 autres objectifs du règlement. L’activité de production d’énergie nucléaire pose des problèmes majeurs sur chacun de ces objectifs :
– s’agissant tout d’abord de l’adaptation au dérèglement climatique, l’appendice A vise les aléas à prendre en considération pour apprécier si l’atteinte portée à l’adaptation n’est pas trop considérable. Parmi ces aléas figurent évidemment les aléas liés à l’eau. Or, l’industrie nucléaire est confrontée de manière directe à la question hydrique. C’est vrai pour les centrales nucléaires situées en bord de mer qui sont directement concernées par l’élévation du niveau de la mer et l’infiltration de l’eau de mer ; c’est vrai aussi pour les centrales situées en bordure de fleuve concernées par les questions de la sécheresse et du stress hydrique. Par voie de conséquence, l’impact en ce qui concerne l’adaptation au dérèglement climatique est tout à fait problématique ;
– pour les mêmes raisons, selon l’appendice B « Les risques de dégradation de l’environnement liés à la préservation de la qualité de l’eau et à la prévention du stress hydrique sont recensés et traités dans le but d’atteindre un bon état ou un bon potentiel écologique des eaux au sens de l’article 2, points 22 et 23, du règlement (UE) 2020/852, conformément à la directive 2000/60/CE (1) et à un plan de gestion en matière d’utilisation et de protection de l’eau élaboré en vertu de celle-ci pour la ou les masses d’eau potentiellement concernées, en consultation avec les parties prenantes concernées ». Or, les centrales nucléaires absorbent certes pour
les relâcher, les volumes correspondant globalement à 60 %de nos fleuves. Du fait de la sécheresse et du réchauffement des eaux auquel procèdent les rejets radioactifs et chimiques liquides, le fonctionnement des centrales se heurte à la prévention du stress hydrique et à la préservation de la qualité des eaux ;
– l’appendice C pour sa part définit les critères génériques du principe consistant à « ne pas causer de préjudice important » en vue de la prévention et de la réduction de la pollution concernant l’utilisation et la présence de produits chimiques. Les produits visés dans un certain nombre des textes concernés en particulier les polluants organiques persistants et les produits chimiques dangereux figurent au nombre des produits rejetés dans les rejets liquides mais aussi gazeux des centrales nucléaires ;
– l’annexe D concerne l’impact sur la biodiversité et les écosystèmes
; elle renvoie la nécessité de faire des études d’impact qui n’ont pas été faites pour la plupart des centrales nucléaires existantes en France et qui dans le meilleur des cas sont très anciennes.
L’impact sur la biodiversité des centrales nucléaires est indéniable ne serait-ce qu’au niveau aquatique ;
– enfin, le dernier point concerne l’économie circulaire et il est indéniable que l’industrie nucléaire ne s’intègre pas dans une économie circulaire pour la bonne et simple raison que les déchets mêmes retraités ne sont pas réutilisables et sont stockés sans possibilité de réutilisation sauf pour la très petite partie convertie en
MOX avec les inconvénients que l’on connaît et la possibilité de la réutilisation du MOX après son premier usage.
15 – Ainsi, même si l’on voulait passer outre le premier critère de base de l’intégration de l’énergie nucléaire dans les énergies de transition, ses impacts environnementaux majeurs excluent qu’il puisse être considéré comme ne créant pas de préjudice considérable pour l’un des cinq autres objectifs puisqu’en réalité il crée des
préjudices considérables aux cinq autres objectifs dans leur ensemble.
16 – En conclusion, la politique permet beaucoup de circonvolutions ; le droit beaucoup moins. Le choix politique peut être celui d’imposer par un vote du Conseil l’inclusion du nucléaire dans la taxonomie verte. Mais, il est clair que ce précédent extrêmement grave car en réalité incompatible avec les règles mises en place
rend la taxonomie dans son ensemble extrêmement fragile. De plus, il est plus que probable que la Cour de justice de l’Union européenne sera saisie par au moins un État membre et que cette épée de Damoclès pendant au-dessus de la tête du Conseil devrait le conduire à assurer la cohérence de l’outil le plus important que l’Union européenne et mise en place peut-être depuis l’origine.
Essentiel à retenir
* La réglementation européenne fixe des critères précis pour définir si une activité répond ou non aux règles de la taxonomie s’agissant des secteurs de transition.
* Qu’ils s’agissent de considérations générales ou des critères techniques spécifiques qui même, lorsque la première condition est remplie ne permettent pas de regarder une activité comme durable.
* Or, indépendamment du débat sur le bien-fondé ou non de l’énergie nucléaire qui reste bien entendu autorisée dans l’Union, force est de constater que même avec beaucoup d’efforts, l’industrie nucléaire n’entre pas dans les critères tels qu’ils sont
actuellement définis.
Corinne Lepage, Avocate et ex-ministre de l’Environnement